LA BOURSE OU LA VIE

Non, je plaisante bien sûr ! Athelstane n'a rien d'un voleur . S'il s'est posté au milieu de la foule errant en tous sens comme sur une place de marché, les couteaux parfois tirés en plus, ce n'est pas pour faire les poches des passants . On vous a peut-être dit qu'entre bandits il y a un code de l'honneur, c'est faux ; il n'y a qu'un code de la trouille, comme disait Darien Fawkes, de sinistre mémoire, et même s'il ne se considérait pas comme membre de l'Illustre Confrérie il l'appliquait à la lettre ; il était devenu excessivement craintif depuis qu'il prenait soin de lui tout seul, et il connaissait trop bien la piraterie pour lui donner le bénéfice du doute romantique que les lectrices des cours d'Europe lui accordaient sans réserve à cette époque stupide .

De toute façon il était mal placé pour piquer dans les escarcelles . Il y avait au milieu de l'espace découvert un poteau indicateur qui montrait de ses doigts de bois flotté les directions des meilleurs débits de boissons et autres réconforts essentiels ; il y avait grimpé pour être en vue de tout ce qui passerait et même si certains semblaient modérément apprécier sa présence, c'était surtout pour la provoc et comme il n'y répondait pas les choses en restaient là ; au fond ceux qui se plaignaient le plus bruyamment étaient ceux qui connaissaient le mieux par coeur les adresses en question .

Il commençait à avoir mal aux doigts, quant à ses yeux cette fois il avait pensé à un bandana pour les protéger mais comme l'heure avançait il l'avait retiré de peur que ce détail suffise à empêcher son ami de le reconnaître . Il tenait donc à la main l'étoffe rouge qui flottait au vent comme un mouchoir pour dire adieu et en s'en apercevant, il se dépêcha de le passer à sa ceinture ; c'était un trop mauvais présage .

Ismael descendit du navire et parti en direction de l'autre bout du quai, il n'avait évidemment pas signifié sa démission au capitaine au cas où il lui faudrait reprendre la mer, après tout ce n'était que leur première escale. Il espérait qu'il pourrait descendre à terre lors des autres également si cela s'avérait nécessaire, il marchait d'un pas lent et essayait de ne pas trop avoir l'air de chercher quelqu'un.

Son corps était fatigué de la traversé et s'il n'était pas question de Stan il serait allé dans la première auberge qu'il aurait trouvé ou serait resté sur le bateau qui l'avait amené jusque là pour dormir un peu. Il avait mit des vêtements propres mais cela n'enlevait en rien l'odeur qui émanait de son corps, le renfermé et le sel sans parler de la transpiration et des milliers d'odeurs que pouvait dégager une trentaine d'hommes enfermés dans une même salle pendant un mois. Mais son esprit ne se souciait plus de cela pour le moment, il cherchait juste à savoir si Stan était dans le coin où s'il fallait voir plus loin.

Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsqu'ils avaient amarré le bateau et la moiteur de l'île n'aidait pas à rendre le climat plus acceptable, les alizés étaient les seuls à faire cela mais du coup la chemise qu'il portait fut bien vite trempée. Etrangement, Ismael avait du mal à s'accoutumer au climat austral, chaud et humide, Istanbul était une ville plus sèche mais il avait réussi à s'adapter aux froids des mers du Nord bien plus facilement en y repensant bien. Il continuait à avancer en étant perdu dans ses pensé si bien qu'il failli ne pas le voir avec son bandana rouge à la ceinture perché sur son poteau, tourné vers l'autre coté du quai.

" Tu attends depuis longtemps?"

Cela faisait parti des rares questions qu'il posait et certainement de ses plus longues phrases. Ismael plissait les yeux en regardant son ami en contre jour, il avait attaché sa chemise à sa ceinture ne supportant plus le tissu collé contre sa peau.

Il y avait des gens qui criaient, un peu partout . Athelstane ne se laissait pas distraire, concentré sur les voix basses ; il savait que celui qu'il attendait ne crierait pas . Immédiatement, avant même qu'il se retourne ou dégage du poteau son bras replié autour pour mettre la main en visière, il remarqua donc l'apostrophe pourtant terne et spartiate qui lui était adressée . Et ça ne pouvait s'adresser qu'à lui, c'était tout à fait Ismael et enfin les choses allaient rentrer dans l'ordre et il pourrait oublier tout ça, comme un mauvais rêve . Il capta dans le même instant l'odeur spécifique à laquelle il était tellement habitué qu'il aurait presque pu mettre des mots dessus, lui qui avait la langue bien pendue mais un vocabulaire terriblement restreint, à la façon d'un enfant extraverti et déluré venu se mêler à des conversations d'adulte .

Son coeur se mit à battre si vite qu'il lui faisait presque mal, et quelque chose lui faisait mal en effet ; il allait retrouver Ismael, mais il ne pourrait jamais réellement faire comme s'il ne l'avait jamais perdu de vue parce qu'il ne le reverrait pas, en tout cas pas comme avant . Au-delà d'une distance de quelques centimètres, tout sombrait dans un flou aquatique de plus en plus dense, et il sentait également qu'il perdait la perception des couleurs . Mais il n'avait pas envie de penser à ça . Il était de toute façon si incapable de penser qu'il fit un faux mouvement en se retournant et chuta lourdement au pieds de la silhouette familière, avant de se relever d'un bond .
''Eh bien, comme toi, je dirais,'' répondit-il en essayant de sauver la face et d'imiter le superbe laconisme de son Ismael, un bref hommage à ce qu'il admirait sans doute à tort, comme si quelqu'un avait admiré son début de cécité ou les modulations de la voix d'un blessé qui appelle, mais c'était plus fort que lui, il ne pouvait rien critiquer chez l'homme qu'il avait sauvé et surtout en cet instant . Enfin ça ne pouvait pas durer ; il s'était tenu tranquille une seconde durant, à présent il redevenait lui-même et ses larmes coulaient à flots dans le cou du marin qu'il avait attrappé à tâtons dans une poigne de fer . Il posait naturellement mille questions, mais aucune n'était réellement compréhensible hormis que de toute évidence il voulait tout savoir, et évitait soigneusement toute allusion aux origines de leur séparation . Finalement il se tut en cherchant à suivre de sa main le contour du visage d'Ismael, l'autre toujours accrochée à son épaule, ne trouvant aucune cicatrice perceptible là où il voyait pourtant quelque chose, avant de réaliser qu'il s'agissait d'une multitude de petits tatouages . Immédiatement il fit une petite grimace : qui pouvait avoir fait ça ? Sans doute que son ami était allé traîner avec de bien mauvaises fréquentations ...

Ismael sentait les larmes chaudes de son ami couler dans son cou, il eut un léger froncement de sourcils qui disparut dans sa tentative de comprendre les mots qui sortaient de sa bouche mais il semblait que c'était peine perdue. Il sentait les mains de Stan sur son visage et son épaule, il le savait très tactile alors il le laissa faire après tout ils ne s'étaient pas vu pendant quatre ans.

Ismael se rendait compte à quel point il avait peut être abusé des tatouages, Stan n'aimait pas et il en possédait une multitude. Ils avaient bien sûr tous un signification à ses yeux et il s'était senti plus proche du picte grâce à cela mais il ne comptait pas le lui expliquer non plus. C'était loin d'être son genre et puis il arrivait à éluder ce genre de questions assez facilement enfin celles l et toutes les autres vu qu'il ne parlait pas tellement.

Il se dégagea de l'étreinte de son ami et posa une main sur son épaule un moment avant de laisser tomber son bras.

" On va boire un verre?"

Il ne buvait pour ainsi dire jamais tout comme Stan en fait, c'était une chose sur laquelle il s'accordait à la perfection, enfin presque le picte avait un peu de mal à voir ou était sa limite pourtant pas très dure à retenir, un verre pas plus. Mais bon au moins il serrait assis et Stan aurait le loisir de lui poser toutes les questions qu'il voulait pour son plus grand plaisir, même s'il n'avait aucune certitude d'obtenir une réponse. Ismael posa à nouveau sa main sur l'épaule de son ami et l'entraîna en direction d'une auberge plus proche de son navire à lui. Il donnerait son congé dès demain.

Alors ça c'était bien son Ismael, écouter patiemment toute sa longue liste de question plus capitales les unes que les autres, et puis répondre par une autre question qui n'avait rien à voir ... mais qui tombait tellement bien, fallait avouer !

''Ah oui, on y va ! Si tu vois quelque chose de bien protégé du soleil et peu importe ce qu'on boira, que ce soit le plus infâme rhum de cactus des sept mers, je suis en train de me dessécher sur pied .''

Athelstane s'essuya les yeux de toutes ses forces, et précéda son compagnon en se cramponnant à son bras, jouant des coudes dans la masse humaine informe et bruyante qui les entourait comme un flot prêt à se refermer sur eux .

Aussitôt entré, aussitôt commandé et aussitôt servi, aussitôt bu . La moitié de l'argent qu'il avait conservé s'y engloutit avec la même énergie, et le rouge lui sauta aux joues, contrastant avec ses tatouages barbares qui apparaissaient dans le col approximatif de son habit déchiré . Lorsque sa chope sonna contre la table pour rappeler le tavernier, les regards qui se tournèrent vers leur table disaient clairement : que fait cette midinette dans ce corps de buveur ?

''Alors, dis-moi, qu'est-ce que tu as fait de beau pendant tout ce temps ? Des tatouages, oui je sais . Et à part ça ? Parce que ça c'était une mauvaise idée . Tu étais très beau sans et je suppose que tu es toujours très beau mais c'était une mauvaise idée . Il y a bien assez de moi . Regarde-nous, on a l'air de deux épouvantails à moineaux maintenant .''

Athelstane utilisait toujours des expressions toutes faites hors de leur contexte dans ses comparaisons, déjà par manque de maîtrise de la seule langue qu'il pratiquait, et surtout parce que les images qu'il s'agissait d'associer étaient particulièrement floues dans son esprit .

''Enfin c'est pas grave ! On fera plus peur comme ça hein ? Parce que moi je suis ici pour te mettre la main dessus, mais toi ? Tu es pirate pas vrai ? Tu fais un super pirate ! J'ai hâte de te voir à l'oeuvre ! Moi je sais pas ce que ça va donner, j'ai travaillé pour ceux qui traquent les pirates ici et ils font peur, franchement ! Tu les as déjà combattus ? J'espère que tu n'as pas eu d'ennuis ? Je vais m'en vouloir toute ma vie si tu as eu des ennuis et que je n'étais pas avec toi ! Allez, dis un truc, que j'entende le son de ta voix au moins ...''

Il se trahissait un peu mais c'est vrai que dans cet environnement enfumé il ne voyait pour ainsi dire plus rien ; ses yeux étaient rouges du soleil, des larmes et du rhum qui les avaient blessés et il tâtonnait beaucoup à la rencontre des objets, le visage légérement incliné vers le haut pour mieux entendre, comme le font les aveugles .

Ismael l'avait suivi sans bronché à travers la foule épaisse qui gisait sur le port, après un ou deux détours dans les rues de la ville ils entrèrent dans une auberge relativement correcte. Il y avait déjà quelques personnes et la salle du restaurant était déjà bien occupé, le marin espéra tout de même qu'il restait des chambres de libre même s'il ne posait pas la question immédiatement. Il prit la chaise en bout de table qui se trouvait près de la fenêtre et laissa Stan commandé la bouteille de Rhum.

Ismael prit une gorgé du breuvage du bout des lèvres alors que son compagnon en avala une grande rasade. Il s'installa confortablement dans sa chaise et commença à se balancer sur les pieds arrière de celle-ci. Il observait son ami, sa façon de se tenir, le moindre de ses gestes comme il avait l'habitude de le faire, il avait un peu l'impression qu'ils ne s'étaient jamais séparés à quelques détails près. Stan l'avait dit il y avait les tatouages mais également une ou deux blessures provoqué dans les combats et les quelques risques auxquelles il avait été mêlé mais à quoi bon ressasser le passé.

" J'aime bien les tatouages!"

Il avait laissé tomber les questions sur la CIO, c'était préférable, bizarrement pour un barbare il était plutôt sensible. Peut être était ce du aux mœurs qu'il pratiquait, peu importe pour une raison ou une autre Ismael ne voulait pas l'inquiéter et puis ça n'avait rien de d'amusant à être raconté. Il but à nouveau du bout des lèvres une gorgé de son verre et se mit à jouer distraitement avec le vernis écaillé de la table. Stan se tenait de façon étrange mais le marin ne voulait pas le gêner et poser des questions qui pourraient paraître indiscrètes.

" T'as un bateau? "

Le tout était de savoir s'ils devraient faire le tour de la ville voir de l'île pour trouver un navire, en effet celui où il était engagé n'était pas trop mal mais il ne s'y voyait pas passé des semaines encore et l'équipage était au complet conséquence pas de place pour Stan. Et à présent si il n'y avait pas deux places sur un navire autant dire qu'il n'y en avait pas du tout.