Aventures d'un pirate d'eau douce et d'une bouteille de rhum

''Eh ben alors ! Tu bois pas ?''

C'étaient leurs retrouvailles, hé ho ! Qu'est-ce que tu fous, Ismael ? Bon, d'accord, ce n'est peut-être pas ce qu'on a bu de meilleur ... si, pour moi, c'est ce que j'ai bu de meilleur, parce que tu es là en face de moi ... Heureusement qu'Athelstane ne disait pas tout ce qui lui passait par la tête ! Il avait par contre une tendance marquée à attrapper la main de son compagnon qui, en contraste avec son visage énigmatique, jouait avec les écailles de peinture au coin de la table comme pour réclamer l'attention . Bon, ça, ça passait encore mais à mesure que le rhum faisait chauffer les yeux toujours légérement plissés du Picte celui-ci se sentait gagné d'une irrésistible envie de le saisir à bras le corps pour qu'il arrête de se balancer ainsi sur sa chaise . Une phrase le détourna de cette étrange ambition . Hé ! ça voulait dire quoi, ça, j'aime les tatouages ? Un sourire béat s'étala sur son visage, Ismael aurait mieux fait de surveiller ses propos, maintenant il allait croire que c'était une façon de lui dire qu'il l'aimait bien, ou qu'il lui avait manqué, ce genre de choses, et difficile après ça de lui faire changer d'avis .

Il n'insista pas en revanche pour davantage de renseignements sur ce qui avait pu mal se passer pendant leur absence . En fait il ne voulait plus en parler, jamais . Il voulait que ce moment n'ait jamais existé, principalement un certain jour . Et selon son habitude, il comptait bien faire exister les choses telles qu'il les voyait de ses yeux intérieurs . C'était tellement facile ! Et puis Ismael allait l'aider . Il y avait une chose qui ne pourrait pas changer, il lui faisait toujours une confiance qu'il serait un peu ironique de qualifier d'aveugle ... mais après tout, l'amour est aveugle . C'était même au-delà de la certitude des premiers temps comme quoi un homme qui avait une dette envers lui ne pouvait en aucun cas lui faire de mal . A ce propos, il avait quand même de la chance d'être tombé sur Ismael Nedim ...
Enfin l'aider, s'il fallait qu'il lui raconte dans quelles circonstances il avait perdu son bateau, ça le replongeait plutôt au coeur du problème qu'il avait décidé de ne pas affronter . Entre ça et la vitesse à laquelle il avait bu, il ne se sentait déjà plus très bien . Il lutta pour sourire et considérer l'avenir avant tout .
''Nan, pas de bateau moi, enfin si, le tien, j'espère que tu as pensé à moi et que tu l'as bien choisi,'' sourit-il en effet d'un air complice en effleurant les cheveux de l'homme qui flottait quelque part devant lui entre deux eaux décidément teintées de rhum plus qu'il n'était raisonnable . ''J'allais quand même pas rester à la CIO alors que je sais que tu n'aimes pas ça ! Je suis un grand garçon, je m'adapte, alors ça sera les affreux pirates sanguinaires et mal éduqués tout droit sorti de Blackburn Stormness, puisque c'est ça ton genre, pas vrai !''

Sous-entendu, il se moquait bien de l'engagement, d'ailleurs il avait assez d'argent pour traîner encore un moment en ville . Cette ville, c'était comme toutes les îles où ils avaient un jour ou l'autre décidé de s'arrêter par hasard, pour une période courte mais aussi agréable que la vie agitée de la haute mer . Ils n'étaient pas de ces oiseaux d'océan qui ne sont à l'aise que le roulis dans les pieds, simplement des plumes au vent qui avaient trop vu un endroit du monde et ne permettraient plus que cela leur arrive . Enfin dans une île de pirates ils n'étaient pas près de s'ennuyer, d'autant que si on ne l'avait pas dévalisé durant son attente sur le port Athelstane qui n'était pas dépensier et considérait toujours l'argent avec une sorte de méfiance respectueuse avait amassé au service de la CIO une jolie petite solde, le produit de quatre ans presque intact, et comme matelot qualifié encore bien . Même auprès d'une certaine personne il n'avait pas dépensé une livre, il faut dire que son charme naturel ... tiens, c'est vrai qu'il fallait encore parler de ça ! Ne sachant par où commencer, il résolut de procéder par questions .

''Dis, tu te souviens quand je te disais qu'on pouvait être ensemble aussi bien que n'importe qui, parce qu'on ne valait pas moins bien que les autres ? Oui, bien sûr, tu t'en souviens . Tu te demandais quand j'allais recommencer avec ça, pas vrai ! Ha ha ha ! pauvre Ismael . Non, c'était juste pour savoir, pendant tout ce temps, est-ce que tu aurais tenté le coup ? Oui, avec n'importe qui, après tout les autres non plus ne valent pas moins que moi ... Non, mais juste pour savoir ! Et puis si tu as femme et enfants je veux qu'on me présente, tu comprends bien ! Oh, ça serait trop drôle .''

Pas de bateau ! La poisse, il n’était clairement pas question de compter sur son navire mais bon, avec la paye qu’il recevrait et l’argent qu’il devait rester à Stan, ils arriveraient bien à tenir quelques temps histoire de trouver un navire digne de ce nom. Les pirates ne se débrouillaient pas trop mal pour ce genre de chose, inutile de s’éterniser sur le sujet pour le moment.

" Faudra en trouver un."

Il arrêta de se balancer sur sa chaise pendant un moment et repris son verre pour en boire une gorgée qu’il recracha presque aussitôt. Stan avait une façon de présenter les choses, il avait cette conviction insensée qu’un jour Ismael tomberait dans les bras d’un homme et qu’au mieux ça serait lui, au pire avec un autre. Et même s’il parlait d’une vrai famille, Stan n’en pensait pas moins il le connaissait trop bien, s’il voulait être présenté c’est comme un ami qui pourrait éventuellement devenir l’amant du pseudo mari.

" Rien de tout ça !"

Ismael se sentait gêner d’aborder un tel sujet surtout dans un lieu public où il y avait autant de monde. Il jeta des coups d’œil furtifs autours de lui en espérant que personne n’avait entendu l’allusion de son compagnon, pour ensuite se repositionner sur sa chaise en tentant de trouver une position plus confortable. C’était évidemment peine perdue ! Le sujet l’incommodait beaucoup trop pour qu’il se sente à nouveau à l’aise au milieu de tant de personne. Il but une bonne rasade de son verre qui diminua de moitié d’un seul coup puis se rendit compte que le verre de Stan était à nouveau. Le marin prit le verre et le tira jusqu’à lui pour l’éloigner de la main de son ami.

" Un conseil : arrête de boire ! "

Ceci était évidement un excellent prétexte pour Ismael son ami ne tenait effectivement pas l’alcool et avec de la chance il arriverait à lui faire changer de sujet, même s’il devait très certainement le reprendre plus tard. Stan était très déterminé et à vrai dire il tenait à ce sujet tout particulièrement ça en devenait usant mais c’était surement le but de la manœuvre, il tentait de le convaincre depuis les premiers jours de leur rencontre et les îles du Pacifique, furent particulièrement propice à ce sujet.

''On va trouver,'' affirma Athelstane avec confiance . ''On a le temps .'' Après quoi il éclata de rire : Ismael avait toujours cette espèce de ... lui, il appelait ça une superstition mais comme nombre des mots qu'il employait, il était à peu près le seul à pouvoir tracer le rapprochement ; enfin cette crainte irrationnelle qui le faisait bondir et tourner de tous côtés des regards traqués à la seule mention de la possibilité en question . Diable, une fois qu'ils seraient enfin ensemble, ce serait l'enfer, il tiendrait à être le plus discret possible et serait peut-être même incapable dans les premiers temps de reconnaître qu'il était heureux ! Athelstane le considérait, ou plutôt regardait dans sa direction avec une adoration absurde comme on en a pour les petits monstres trop gâtés, quoi qu'ils puissent commettre .

''Nan ! C'est toi qui bois pas assez ! Enfin, si, c'est vrai, je vois double,'' se rattrappa rapidement Athelstane avec cet air fuyant qu'il avait quand il essayait de cacher quelque chose, tandis qu'il se déséquilibrait progressivement en essayant de récupérer son verre, et s'accrochait finalement pour ce faire au col de son ami . ''Mais c'est la fête oui ou non ? Moi je n'ai pris qu'un verre et demi, et toi tu boudes la bouteille . Fais au moins semblant d'être content, pour me faire plaisir ... Tiens, moi au moins j'ai des choses à te raconter, j'ai appris des poèmes en arabe, je te les récite si tu veux . C'était pendant l'année où on ne faisait que décrire des reconnaissances autour du Cap, à cause d'une menace d'attaque et finalement il ne s'est rien passé, et je me suis fait un ami et ...''

La tête commençait à lui tourner sérieusement et ses yeux réclamaient de se fermer, mais il leur tenait tête avec l'habitude des conflits domestiques qui le caractérisait ; par contre sur ses derniers mots il fit la grimace, une sorte de vertige le jetant un étage plus bas comme lorsqu'on a fait basculer un objet auquel on tient beaucoup et qu'on ne peut que le regarder se briser à nos pieds ... l'impression d'avoir fait une bêtise . Rapidement, il secoua la tête pour se réveiller et reprit :

''Et après on est partis vers les eaux australes avec ce sinistre pélerin de capitaine ... oh, lui, je le déteste, il poursuivait les pirates comme un diable jusque dans des eaux où ... tu sais, comme dans le Nord, des grandes plaques de glace mais là c'était des falaises entières, des pays entiers !''

Et naturellement ( voilà pourquoi il le détestait, ce qui rien qu'à ses paroles n'avait rien de bien évident ) on ne prétexte pas des yeux brûlés par la cécité des neiges pour ne pas monter sur le pont quand arrive son quart, pas sur un navire de la marine britannique en tout cas ... Athelstane aurait mis sa tête dans le feu pour Ismael Nedim, mais là il était absent . C'était allé jusqu'à ces coups d'oeil hostiles et ces murmures plus clairs que des cris, que les capitaines flagellants appellent rébellion, et quelques coups de fouet pour faire bonne mesure . A chaque coup, à chaque application d'alcool sur les plaies, à chaque changement des bandages, à chaque clignement de ses yeux qui pleuraient sans pouvoir s'arrêter dès qu'il montait dans les haubans, il s'était juré que quand il aurait remis la main sur Ismael il ne le perdrait plus jamais . Ce que lui assuraient maintenant, dans un silence éloquent et particulièrement chez ce perroquet bavard, son sourire vague et sa main toujours crispée sur son habit .

" Ca va pas toi ? "

Ismael regardait Stan vaciller et qui continuait à lui raconter ce qu’il avait vécu sans lui, les terres glacées du Sud. Il en avait entendu parler mais il ne tenait pas particulièrement à y aller, il avait entendu que c’était des terres inhabitées et bizarrement malgré son manque de dialogue il n’aimait pas cette idée. Et il n’aime pas non plus l’idée que Stan vacille autant à cause de l’alcool, il était vraiment temps qu’il arrête de boire et le connaissant il fallait changer de coin pour que ce soit effectif.

" T’as de l’argent ? "

Il n’attendit pas sa réponse et se pencha vers lui pour se mettre à lui fouiller les poches. Ismael n’aimait pas faire cela, d’une part parce qu’il avait l’impression d’être un peu comme un voleur et d’autre part parce que aux yeux de Stan cela pouvait être interprété pour ce qu’il ne voulait pas justement. Aux yeux de Stan et aux de certains autres clients de la taverne.

Enfin il trouva une bourse, au poids il savait qu’il y en aurait suffisamment pour dormir quelques jours et payer la consommation. Le marin se leva et remit Stan en place en passant derrière lui puis il alla voir le tavernier, après une brève discussion il le paya pour la seule chambre de libre et il revint vers son ami et l’aida à se lever.

" Aller viens !"

Ismael le porte à moitié et se rend dans la direction que le tavernier lui a indiquée en lui donnant la clef de la chambre.

Non, il n'était pas comateux ! Si, il se rendait compte que son ami lui faisait les poches ; mais bon il n'allait pas se défendre non plus, Ismael il a tous les droits et c'était même plutôt agréable de se laisser manipuler de cette façon ... même si tout ce qu'il pourrait ingurgiter de plus ou moins hallucinogène ne lui faisait pas oublier qu'il valait mieux rester lucide sur la signification de certains gestes . Enfin là, c'est vrai que dans son cerveau à demi noyé la lutte était serrée et les douces illusions menaçaient clairement de prendre l'avantage sur la dure réalité . Celle-ci s'en sortait par un compromis : au fond elle n'était pas si dure, dans un sens c'était le plus beau jour de sa vie ( pour l'instant bien sûr, faut jamais dire jamais ^^ ) donc il ne tenta rien pour dissiper que ce soit la réalité ou l'illusion et resta bercé entre les deux, flottant dans un brouillard aux couleurs étrangement familières, jusqu'à ce que les secousses lui arrachent une plainte sans grande conviction .

''Je viens, je viens ... mais ça tourne, me secoue pas comme ça ... où on va, dis ? Je veux rester boire avec toi ...''

Il ne dépassait pas les deux verres sans se rendre malade et Ismael freinait des quatre fers ce qui avait de quoi faire rire de sa dernière phrase si les convives environnants avaient su ce qui restait dans leur cruchon, mais heureusement ils ne voyaient que le piètre spectacle donné par le marin d'eau douce et un certain respect se lisait dans quelques paires d'yeux à l'idée de ce que celui-là avait dû descendre pour se retrouver dans cet état pathétique .

L'escalier bien sûr n'arrangea rien ( il avait presque développé une phobie des escaliers, espace anti-naturel où il est presque impossible de s'aider des mains ) et le pire fut quand il se rendit compte qu'on le mettait au lit sans autre forme de procès ; on aurait tout simplement dit un petit garçon qui ne veut pas être envoyé dormir sans dessert, Caliméro n'était qu'à quelques encablures, ou peut-être éventuellement les révoltés du Bounty .

''J'ai pas sommeil, je veux redescendre boire ! Ismael, je veux rester avec toi, t'es où, Ismael ...''

Il ne voyait définitivement plus rien et était bien incapable de se dire que dès le lendemain ça irait un peu mieux . Tout ce qu'il voyait c'est qu'il s'empêtrait dans les draps et que ça ne l'empêchait pas d'avoir de plus en plus froid, il y en a qui ont le mal de mer, disons que lui avait le mal de rhum ...

Les escaliers ne furent pas faciles à monter avec Stan qui n’était pas motivé à le suivre, son ami avait la fâcheuse tendance de ne pas se rendre compte quand il devait s’arrêter. Les première fois Ismael l’avait laissé faire mais cela leur avait valu quelques petits problèmes avec les autres clients et il n’avait pas très envie que cela se reproduise à nouveau surtout s’il doit prendre les coups pour deux.

Le marin mit la clef dans la porte et la poussa du pied avant de se diriger directement vers le seul lit de la chambre et d’y poser sans grande délicatesse son compagnon. Il retourna jusqu’à la porte retira la clef et la referma plus doucement, il tourna la clef pour éviter toute intrusion d’un client un peu trop éméché.

“ Je suis là !”

Ismael se pencha vers lui pour lui mettre les pieds sur le lit correctement et lui retirer ses bottes, qu’il balança près du lit. Puis il alla à la fenêtre, ferma les volets et laissa les vitres ouvertes avant d’aller s’asseoir sur une chaise non loin du lit. Il se déchaussa également et se massa un peu la plante des pieds.

“ Tu devais pas me réciter des poèmes ? ”

Il venait de faire un effort plutôt pas mal, et Stan ne manquerait certainement pas de le remarquer avec de la chance il en oublierait sa bouteille de rhum. Puis il se leva et vint s’asseoir sur le lit, le dos contre la tête de lit et le regard baissé sur son ami qui était en sueur à cause de l’alcool. L’espace d’un instant, il eut envie de lui enlever la mèche collée sur son front mais se ravisa avant de faire le moindre geste vers lui et sa main alla directement vers son cou tendue de ne pas avoir connu de lit correct depuis un moment.

''Le poisson disait avec angoisse au canard : / Est-il possible que l'eau remonte le cours du ruisseau ? / Le canard répondit : une fois que toi et moi serons rôtis, / Qu'importe que le monde soit mer ou mirage ?''
Quand Moussa lui avait donné le sens de ces paroles, après les avoir récitées d'un air grave et méditatif, ils étaient restés un moment à pleurer de rire . Depuis, il le disait avec ce même sérieux philosophique mais s'en amusait même dans les pires situations . Il avait souvent répété les quatrains du sage persan remontant, selon Moussa, au temps des croisades et se maudissait d'avoir oublié de lui en demander le nom . Ce type était sympathique, pour un philosophe ; lui qui croyait que tous les philosophes étaient des espèces d'anglais . Après la longue phrase qu'elle avait faite, cette silhouette visible par instants et à d'autres non avait bien mérité qu'il lui redise, de sa voix pâteuse et à moitié endormie, tout ce qu'il pourrait se rappeler .

''Le jour où on m'aura rendu étranger à moi-même / Où l'on se souviendra de moi comme d'une légende / Alors j'aimerais que de mon argile / On modèle la coupe et le cruchon .''
''J'ai rompu tout voeu de repentir que j'avais formé / Refermé sur moi les portes de bonne et mauvaise renommée . / Ne me dénigrez point si je me livre à des actes gratuits, / Car je suis ivre, complètement ivre du vin d'amour .''
''En tant que libertin, il faut frapper à toutes les portes, / S'accomoder du bien et du mal ici-bas . / Il faut jouer avec les mêmes dés / Que le Ciel ou le Destin nous présentent .''
''Il est un secret en dehors de tous les secrets . / Il est une lumière à part de tout ce qui brille . / Ne te contente point de quoi que ce soit, car il est pour toi / Une tâche au-dessus de tout ce qui existe .''
''Quand donc, mon ami, exténué de convoitise, / Cesseras-tu de faire vainement le tour du monde ? / D'autres sont partis, nous partirons, comme ceux qui viendront partiront : / Sans avoir comblé un instant nos désirs .''
''Il n'est aucun coeur qui ne soit rempli du sang de ton absence . / Aucun homme au regard subtil qui ne soit pris par tes appas . / Bien que tu ne te soucies de qui que ce soit, / Il n'est personne qui n'ait ton amour en son coeur .''

Ce n'était plus drôle du tout, en fait . Il était dans le noir, avec la fièvre qui lui cognait aux tempes, il ne pouvait pas localiser son ami qui ne disait rien et n'était pas en contact avec lui, c'était exactement comme un de ces cauchemars stupides des jours de tempête où il croyait le deviner dans un coin de la cale ou de l'endroit où il se terrait, se répétant ces mots dans une langue qu'il ne comprenait pas, comme on prie . Tous ces mots qu'il avait du mal à prononcer, malgré sa mémoire auditive assez impressionnante, signifiaient pour lui la même chose : il ne voulait pas mourir avant de le revoir . Il avait sommeil, mais il luttait, pour cette même et unique raison .
''Je ne veux pas mourir avant de te revoir .''

Ismael l’écoutait avec attention et il ne doutait pas que chacun de ses vers soient pour lui, Stan les avait appris en arabe pour lui particulièrement les derniers. Pourquoi fallait-il qu’il fasse toujours quelque chose comme ça, le doute s’insinuait en lui. Non pas le doute parce qu’il savait ce qu’il ressentait mais plutôt la faiblesse, du corps comme de l’esprit, s’il n’y faisait pas attention il finirait par céder et il ne fallait pas. C’était contre nature ! On le lui avait suffisamment répéter durant son enfance pour que cela devienne vrai.

Ismael regardait toujours ce corps fiévreux à ses cotés et finit par pousser cette mèche qui était resté collé sur son front. Le picte était brulant comme chaque fois qu’il buvait un peu trop, il se demandait pourquoi il s’obstinait à ingurgiter un breuvage qui le rendait à ce point malade.

" Tu ferais mieux de dormir. "

Le turc s’allongea près de son ami, il comptait bien faire la même chose. Il avait à peine terminé son service depuis quelques heures et l’alcool ne le réussissait pas non plus, sa tête lui tournait affreusement. Il se laissa donc glisser aux cotés de Stan, un bras sous la tête l’autre sur le flanc, le regard toujours tourné sur le picte. Ismael ne s’endormirait pas tant que son ami ne le faisait pas, une étrange habitude qui revenait plus vite qui ne l’aurait cru, après quatre ans à dormir sans lui dans les parages Ismael aurait cru que cela ne le préoccupait plus.

Il se souvenait des premières nuits qu’ils avaient passé dans cette cabane près de la mer en marge du village picte, le roulis des vagues qui se brisait sur les rochers, le vent qui faisait trembler les volets qui bouchait des fenêtres sans vitres. Le feu dans la petite cheminée, le lit à moitié dans la caverne surmonté de lourde couverture, Stan qui ne cessait de lui poser des questions dans une langue qu’il ne comprenait pas encore. Le souvenir le fit sourire.

" Je suis de retour. "

''Non, je veux pas dormir, je veux retourner avec toi,'' se défendait faiblement le fiévreux en se tournant de côté et d'autre . Il essayait toujours de parler, tout en sachant que ses lèvres ne lui obéissaient plus et ne formaient que des mots incohérents . Finalement il s'immobilisa : la main sur son front qui l'avait apaisé un instant, comme une larme tombée du paradis des chrétiens sur les tourments des enfers, était encore là quelque part, non loin de lui . Il avait le vertige et ses sens lui échappaient, mais pas tant que ça ; il avait prétexté de l'ivresse pour ne pas distinguer clairement le monde alentour, mais en réalité son état provenait au moins pour une bonne moitié d'un terrible épuisement nerveux . Cette main le tirerait du gouffre, il n'en doutait pas . Il n'avait qu'à tendre la sienne pour l'attrapper, cette fois, ce n'était pas un rêve . Son coeur se mit à battre plus vite encore et il se retourna avec effort, tandis que tout le lit se mettait à tanguer comme la tempête ; il lui sembla bien en effet distinguer quelque chose . Un sourire .

Comment l'avait-il vu, sa mémoire l'avait-il reconstruit ou était-ce un miracle ? Il s'était bien résigné à ne plus voir personne sourire, un sourire était un détail trop petit et surtout trop furtif ... et surtout le rare et précieux sourire d'Ismaël . Pétrifié par cette vision qui faisait basculer le cauchemar dans le rêve de rédemption, il écouta répondre la voix qui ne répondait jamais . Ses larmes ne s'arrêtaient plus de couler, comme si il laissait déborder tout ce qu'il avait retenu si longtemps, mais il n'avait plus mal, il n'avait plus peur . Sans doute que la mort ressemble à ça, se dit-il ... c'est à dire, mourir sans être séparé d'Ismaël . Ses doigts tremblants effleurèrent le visage connu, cherchant à reconstituer le sourire déjà envolé à l'aide d'un sens qu'il maîtrisait encore . Il serrait sa main dans la sienne peut-être à lui faire mal, mais impossible de lui dire autrement tout ce qu'il ressentait ; même si au fond son compagnon le savait aussi bien que lui .

Quelques instants plus tard, Athelstane se sentit partir et se laissa emporter par le sommeil sans avoir pu prononcer un mot de plus, mais il s'était rapproché de son ami et froissait ses vêtements dans son poing, pour le tenir serré et ne plus s'en éloigner, même en dormant . Il avait glissé sa tête brûlante entre celle d'Ismaël et l'oreiller, repoussant son bras qui la soutenait pour en prendre la place, et son souffle profond et régulier errait comme une caresse sur la nuque de son compagnon . Tout son corps cramponné à celui de son ami comme son esprit savait ne jamais laisser le sien en paix au cours de leurs discussions, il cessa bientôt de verser en dormant ces larmes tièdes de celui qui retrouve la tranquilité après de longs tourments, et au bout de quelques heures relâcha sa prise, rassuré jusque dans ses rêves . Il dormit ainsi du sommeil de plomb dont il avait besoin jusque tard dans la matinée, et à vrai dire jusqu'au zénith ; mais à peine commença-t-il à revenir à lui qu'il chercha machinalement la main qu'il avait tenue dans la sienne en s'endormant . Il se sentait vaguement mal et il avait soif, sans doute qu'Ismaël saurait lui trouver de l'eau ... une expression radieuse se peignit sur ses traits ensommeillés à pouvoir prononcer dans sa tête ce nom d'Ismaël sans avoir à lutter contre les souffrances aigues et jumelles de la nostalgie et de la rancune .

Ismael avait fini par s’endormir avec Stan tout contre lui, s’enfonçant rapidement dans un sommeil profond et réparateur. Il y avait longtemps qu’il n’avait plus entendu la respiration lente et régulière de son ami, son souffle léger contre sa peau. C’était comme le remous de la mer, il avait du mal à s’en passer, quatre ans sans Stan à ses côtés cela avait été très long, trop peut être.

Il se réveilla avec l’aube mais resta allonger un long moment encore, ses yeux allait de la fenêtre mi-close à Stan qui dormait profondément. Il fallait qu’il retourne sur le navire pour prendre son congé et ses affaires, devait il attendre le réveil de son ami ? Non, il insisterait pour l’accompagner et on pourrait croire des choses. Ismael souleva le bras de son ami très doucement et se glissa hors du lit puis il remit sa chemise et sorti de la chambre puis de la taverne. La capitaine était réveillé tôt comme à l’accoutumé et l’accueil toujours aussi sympathique.

Le capitaine de ce navire de pêche lui sortait par les oreilles, il puait encore plus que le reste du navire. Même pour quelqu’un d’aussi peu regardant que lui c’était insupportable, et évidemment avec sa chance légendaire Ismael s’était attirer la sympathie du bonhomme, et voilà près de trois heures et demi qu’il essayait de le convaincre de rester avec lui proposant à chaque fois de nouveaux avantages. A la fin, le marin était presque prêt à lui céder sa place, Ismael finit par lui faire croire qu’il resterait avec la place de lieutenant et une très grosse avance sur salaire. Il fit un tour par la pièce où dormaient les pêcheurs et rassembla ses affaires avant de sauter du bateau en essayant de ne pas se faire remarquer.

Mais résultat des courses, il était presque midi et Stan était seul dans la taverne s’il se réveillait et qu’il n’était pas là. Il lui fallait trouver une excuse qui demanderait moins d’explications que son passage sur son ancien navire, il fit un détour dans les ruelles et acheta des pâtisseries locales qui lui firent perdre un peu plus de temps encore.

Une idée horrible, un véritable accès de lucidité s'abattit sur Athelstane Mac Fergus . Cela ne dura pas longtemps, mais c'était à peu près aussi doux et mélodieux qu'un prédicateur qui lui aurait corné à l'oreille le programme des années suivantes : se rendre compte au bout de trois ou quatre heures de lutte imbécile qu'il avait tout simplement rêvé ces retrouvailles, se remettre immédiatement à chercher dans toutes les mers du globe comme un chien abandonné par son maître, et son pire cauchemar, mourir sans l'avoir retrouvé . Peut-être, une fois aveugle, le croiser sans le reconnaître . Ismael, la moitié de son coeur .

Presque aussitôt il se reprit et tandis qu'il se réveillait tout à fait, se blottissant dans les draps pour lutter contre une sensation de froid insinuante et cruelle, il remit en marche ses mécanismes habituels et se répéta deux ou trois fois à voix haute qu'il l'attendait là, qu'il allait revenir . Que la pire chose à faire était de partir à sa recherche stupidement . Qu'il lui faisait confiance . Pour se donner du courage, il ''répéta'' la façon dont, un jour, il faudrait bien qu'il lui explique qu'il perdait la vue et que ce serait bientôt un infirme qui le suivrait partout . Il éprouvait déjà le besoin de lui expliquer les expériences qu'il traversait, ce qu'il ressentait quand il essayait de regarder dans sa direction . Comme quand de la mie de pain tombe dans un verre d'eau . Elle devient de l'eau . Il y a un voile gris qui tombe partout, une sorte de pluie sans mouvement et sans bruit, et tout devient ce voile jusqu'à ce que par moments il n'y ait plus rien . Comme quand la nuit tombe, sauf que le voile qui tombe le soir est bleu . Celui-là n'a pas non plus de couleur . Et lui expliquer qu'il aurait vraiment besoin de l'entendre, de le toucher, de le sentir, de le goûter, lorsqu'il ne pourrait plus du tout le voir ...

Son esprit s'emporta vers des altitudes différentes et il ressentit brutalement le besoin impérieux d'Ismael ; tout cela, il le lui fallait, maintenant, ou il lui semblait qu'il allait mourir . Il repoussa les draps fébrilement, comme s'il se noyait là-dedans, et tâtonna à la rencontre des rais de lumière de la fenêtre, qu'il ouvrit trop brusquement et de laquelle il faillit tomber . Le soleil le heurta comme un coup de sabre en plein visage et il resta étourdi une seconde avant de s'appuyer aux montants et de se pencher un peu vers le sol . Des gens passaient : il cria le nom de son ami mais le mouvement continua et il sentit un tel tournis qu'il dut s'adosser au mur sous la fenêtre, effrayant un lézard qui se promenait là paisiblement . La chambre lui paraissait mortellement vide . Deux faims, trois peut-être s'alliaient pour le tourmenter . Il gémit faiblement en prenant son visage dans ses mains, puis se releva avec détermination et comme d'habitude, fonça dans le mur . Enfin, façon de parler, il ne tomba réellement que quelques instants plus tard, lorsqu'il s'attaqua à l'escalier . Quelques rires étaient montés de la salle à voir revenir en trébuchant l'ivrogne de la veille, mais ils s'éteignirent lorsque Stan bascula en avant ; bien sûr, c'était drôle, mais les joyeux convives avaient perçu en un instant que le problème était sérieux et pouvait réellement tourner au drame .

Ismaël revenait maintenant vers la taverne, en y entrant il entendit les rires de la salle s’élever, il aimait bien les ambiances et les fragrances de ces salles mais quand il leva la tête vers les escaliers, ce ne fut que pour voir son ami basculer vers l’avant. Il eut à peine le temps d’enjamber les pieds crasseux et les bottes boueuses pour rattraper Stan avant qu’il ne s’écrase sur le sol, le regard noir qu’il jeta aux clients environnant évita quelques réflexions.

" Où tu vas ?"

Ismael se doutait bien de l’endroit où il voulait aller mais il savait aussi que ce n’était pas une bonne chose pour son compagnon de sortir seul, d’une part avec cette chute il doutait qu’il soit sobre et puis il commençait à avoir de gros doutes sur sa vue. Ses yeux commençaient à se couvrir d’un léger voile blanchâtre, ce qu’il se gardait bien de faire remarquer à Stan. Il le remit sur ses pieds puis le prit par le bras pour remonter les escaliers en bois branlants et grinçants jusqu’à leur chambre. Il eut moins de mal à l’ouvrir que la nuit précédente, d’ailleurs il le laissa entrer seul.

Le marin balança son sac au pied du lit et s’affala sur ce même lit, Ismael avait encore le sac de pâtisserie dans la main. Il tourna la tête vers Stan et tendit son bras avec le sac, peut être n’avait il pas remarqué qu’il était parti si longtemps après tout.

" Tiens c’est pour toi !"

Il était fatiguée de toutes ces discutions qu’il avait eu avec son ancien capitaine durant toute la matinée, lui qui voulait faire vite, c’était loupé. Jamais il n’aurait pensé être obligé de partir d’un bateau en douce. Il attendit que Stan prenne le paquet et laissa tomber son bras sur le lit et ferma les yeux un moment, il était presque prêt à s’endormir à nouveau.

Les choses n'avaient pas changé depuis le temps où il avait reproché à son ami sa propre bêtise qui l'avait conduit à se retrouver seul en mer sous un engagement de plusieurs années . Tout ce qui lui arrivait c'était Ismael qui le lui faisait . Stendhal appellerait ça la cristallisation ; moi je dirais plutôt que c'était pas un garçon très malin et que comme en même temps il était très épris ça faisait un sacré cocktail . Ne vous y trompez pas ; j'aime beaucoup Stan . Mais là quand même il se faisait du mal pour rien et ça ce n'est jamais agréable à observer ; il sentait qu'il tombait d'asser haut, combien exactement difficile à déterminer, il sentait qu'il allait se faire très mal, et tout ce qu'il arrivait à se dire c'est : Ismael se venge que je sois parti en partant à son tour . Limite si il ne ressentait pas l'impact qui allait suivre comme un coup porté par Ismael en personne . Et quand il ne verrait plus rien, il ne verrait plus que lui .

''Je ... nulle part,'' murmura-t-il comme dans un rêve, un sourire stupide venant s'étaler sur son visage un instant frappé de stupeur . D'un seul coup tout était rentré dans l'ordre - et c'est là que je dis que Stan avait quand même un joli grain . Passer comme ça brutalement du désespoir à la joie, c'est violent et en principe un cerveau normal résiste au moins un peu . ''Enfin, où tu veux .''

Il resta debout dans la chambre à contempler béatement la direction de la voix d'Ismael ( lui je veux même pas imaginer comme il sera gâteux quand ils auront fait l'amour, c'est à dire si bien sûr ^^ ) et ne faucha qu'une fois dans le vide avant de prendre ce qu'il lui tendait . Il retourna le sachet pour trouver l'ouverture et quelque chose tomba par terre avec un bruit mou ; une grimace repentante s'empara de ses traits et il s'agenouilla pour chercher ce qui s'était échappé, et rencontra une substance épaisse et légérement collante et une odeur de sucre de canne et de miel . Il y avait plongé les doigts avant de le voir, la couleur ocre de l'objet se confondant avec celle du sol .

''Je ne voulais pas partir, surtout pas,'' se défendit-il soudain sans grande logique, ''j'ai vraiment cru qu'ils me ramenaient à bord . Et si on te disait, à toi, que même avec un modèle un Turc sait pas écrire son nom, je suis sûr que tu te ferais avoir aussi . Tu aurais dû ...''

Il s'arrêta avant les reproches . Il en était physiquement incapable, et aurait cent fois préféré se couper la langue ; il n'imaginait même pas combien coupable et en contradiction avec lui-même il se sentirait s'il faisait des reproches à Ismael . Toujours à genoux par terre, il lécha ses doigts et souleva le gâteau dans sa main, avec autant de précautions que s'il s'était agi d'un objet de butin fragile et coûteux . Sa surface dorée luit aux rayons tombés de la fenêtre et il sourit largement ; à partir de maintenant, c'était sa sorte de gâteaux préférés . Un remerciement remplaça le reproche, et tout rentra vraiment dans l'ordre ; il ne restait plus de l'incident que les battements encore un peu anarchiques de son coeur, et le grand silence qu'il observait soudain en mangeant sa part, afin de s'assurer qu'Ismael était toujours là .

Ismael rouvrit les yeux pour regarder Stan lui faire ses explications, il n’avait pas besoin qu’il lui en donne, il n’avait rien demandé mais il sentait que son ami avait besoin de se justifier à agenouiller à chercher la pâtisserie qui se trouvait devant lui. Le marin oublia son envie de dormir et se mit sur le coté, une main sous la tête à le regarder manger sa pâtisserie, un léger sourire étira ses lèvres en voyant le miel se coller autours de sa bouche. Stan avait toujours l’air d’un gamin quand il était avec lui, chaque fois qu’il l’avait observé de loin avec d’autre il faisait preuve d’un peu plus de débrouillardise et de maturité à croire qu’à son contact Stan devenait dépendant. Ismael n’avait jamais su s’il fallait voir cela comme un compliment ou un problème, Stan ne devenait entreprenant que lorsqu’il s’agissait de mettre Ismael dans son lit, ce qui évidemment n’était pas au goût du jeune homme.

Le reste du temps Ismael prenait les décisions, il se demandait comment son ami s’était débrouillé durant ses quatre années mais se refusait de lui poser la question. Oublier ce temps passé loin l’un de l’autre, même s’il n’aimait pas cette idée, se dire que Stan avait pu lui manquait comme une femme manquait à d’autre matelot. Jamais il ne pourrait avouer cela à son ami, ce dernier deviendrait pressant et Ismael ne pourrait plus entrer dans un lit à ses cotés sans que cela devienne insupportable. Il se souvenait de leur séjour dans les îles du pacifique, cela avait été particulièrement difficile pour Ismael, s’ils étaient restés il n’aurait pas tenu le coup et serait tombé dans ce qu’il prenait pour une abomination, un pêché mortel.

Le marin appuya sur le talon de ses bottes et les enleva, les laissant tombé lourdement sur le sol puis il s’installa plus confortablement sur le lit. Il s’étira bruyamment puis se frotta les yeux, le soleil commençait déjà à lui chauffer durement les pieds.

" Pas envie de chercher aujourd’hui."

Il avait envie de dormir, de prendre un bon bain, de se prélasser sans rien faire pendant un long moment, écouter Stan lui parler pendant des heures. Il ne pourrait pas faire tout cela sur un bateau, par manque de temps ou tout simplement de confort, Ismael avait les yeux rivés sur le plafond depuis un moment mais il revint sur Stan qui finissait son gâteau.

"Reste pas par terre !"

C’était à moitié une invitation plus qu’un conseil ou un ordre, c’était ça Ismael ! Il fallait toujours lire entre lire entre les lignes surtout avec Stan.

Qu'il fasse froid ou qu'il fasse chaud, étrangement ça ne faisait pas une grande différence pour Athelstane : il restait toujours aussi collant . ( En plus avec le miel ça n'avait rien arrangé . ) Il ne fit ni une ni deux et grimpa sur le lit en annonçant qu'il lui laissait le dernier gâteau, non pas qu'il ne les aime pas, au contraire, c'était gentil, très gentil même, il était bien embêté de ne rien avoir à lui donner en échange, d'ailleurs il ne se rappelait plus qui avait payé la chambre, enfin en tout cas il le mangerait quand il voudrait, mais la chaleur risquait de faire fondre le sucre et le beurre, alors il fallait peut-être pas trop attendre . Et ensuite, les questions commencèrent . Non, avant ça, il y eut un blanc ; Athelstane s'installait à côté d'Ismael, les bras croisés sur le ventre, et à peu près capable de rester là aussi longtemps que ceux qu'on met généralement dans cette position, à savoir, les cadavres . A des niveaux différents, ils étaient très patients tous les deux ; ce qui explique sans doute qu'ils soient toujours ensemble depuis si longtemps ... ou mérite explication, c'est selon le point de vue .

''Mon ami, si nous pouvions conspirer avec le Destin pour savoir tout le plan misérable du monde, ne le réduirions-nous pas en morceaux, pour le refaire plus conforme aux désirs de nos coeurs ?''

Oui, vous avez raison, elle est très bizarre cette phrase . D'autant que c'était dit en arabe et comme on récite une poésie . Eh oui, c'était encore un de ces quatrains de philosophe anticlérical qui lui était revenu en mémoire ; un sourire triomphant éclairait le visage du blond de service qui espérait bien avoir pris son compagnon par surprise et surtout l'épater de sa culture générale . Et puis c'était ce qu'il appelait une bonne question . Après, ce n'est sans doute pas le genre de fables que ''ses moines'' lui avaient apprises à l'école, mais s'il avait bien reconstitué l'affaire à partir des bribes qu'il avait réussi à lui tirer, il s'en était bien sauvé, de son école, non ? C'était pas pour se donner le fouet tout seul, ça c'était une chose qui chagrinait beaucoup Stan, d'une part parce que c'est lui qui se trouvait repoussé à cause de ces satanés principes, et d'autre part, parce que c'était comme une maladie dont son ami ne parvenait pas à se débarrasser . Une chose est sûre, si il voyait un de ces moines ( dont il ne savait pas d'ailleurs à quoi ils pouvaient bien ressembler ) il lui ferait une sacrée tête au carré de la part de son pauvre Ismael .

Et à part ça, lui son besoin compulsif de parler c'était parfaitement normal et sain d'esprit, mais bien sûr ... enfin vous savez ce qu'on dit, la paille dans l'oeil et tout ça ; et pour ce qui est d'avoir une poutre dans l'oeil il était quand même champion toutes catégories le Stan . Il se souvint brusquement que sa vue déclinait ; ben oui, ça lui sortait de l'esprit régulièrement, il avait trop l'habitude . La stratégie habituelle était de noyer l'information principale dans un flot de trucs sans rapports les uns avec les autres : ''C'est l'heure de manger, non ? Tu as pas faim ? Tu crois que l'aubergiste va nous faire monter quelque chose ? Je devrais peut-être aller lui dire, pendant que tu te reposes . Et tu as besoin de quelque chose d'autre ? Tu as trop chaud, hein ? Moi aussi . C'était mieux dans le Pacifique, on pêchait sous l'eau toute la journée . Tu en as pas marre de tous ces pirates ici ? Et si un de nous deux prenait un mauvais coup et restait infirme, on ferait quoi ? Moi je vote pour qu'on retourne dans le Pacifique . Bouge pas, je vais lui dire qu'on veut à manger .''

"Ne descends pas !"

Il avait faim mais il n’avait pas envie de le retrouver en bas des escaliers le cou brisé non plus, le marin ne parlait pas de l’infirmité qu’il avait déjà remarqué à son ami mais il ne faisait pas semblant de l’ignorer non plus. Ismael n’avait pas relevé l’énième quatrain récité par son compagnon mais il avait tout de même tourné le visage vers lui pour le regarder parler, parler et encore parler. Ismael ne cherchait pas à savoir ce qu’il ressentait à ce moment précis et à vrai dire Stan occupait toute la conversation, comme toujours et ça ne le gênait pas. A part peut être cette allusion aux îles du pacifique, il ne savait pas vraiment s’il était nostalgique de cette époque.

"Demande un truc léger, j’ai pas très faim !"

Cela devait faire quatre ans qu’il n’avait pas autant parlé, à vrai dire il ne parlait quasiment pas, à personne. C’était sans doute la raison pour laquelle les discussions avec chaque capitaine durait des heures durant la plupart du temps, les quelques autres qui parlait autant que lui étaient malheureusement moins intéressants à ses yeux, en tout cas moins qu’il ne l’aurait cru. Il ne discutait aucun ordre mais cela ne signifiait pas qu’il accepte de les exécuter, cela posait quelques problèmes forcément sauf quand Stan était là. Il parlait pour deux !

" Je vois pas ce qui pourrait nous arriver !"

Et il le pensait vraiment, ensemble il ne voyait ce qui pouvait se passer, c’était sans doute la pensé la plus naïve qu’il ait jamais eu mais c’était se sentir comme être intouchable. Ismael avait retrouvé sa petite bulle en retrouvant Stan, même s’il ne s’en rendait pas compte. Il annihilait certaine chose comme ce qu’il pouvait ressentir pour Stan et la relation étrange qu’ils avaient instauré entre eux, c’était au fond de lui, interdit et sourd à son esprit.

''Non, tu as raison,'' sourit Athelstane de l'air le plus confiant du monde en se penchant dangereusement à la rambarde, dans l'intention de se faire remarquer sans avoir à emprunter les marches . ''Holà, on voudrait des fruits ! Ouais, c'est ça, merci, allez chercher l'aubergiste !''

Apparemment il avait pris à parti d'innocents clients occupant la zone du bar, mais ceux-ci, d'humeur bonhomme, ne s'étaient pas formalisés - ou alors il n'avait vraiment pas compris leur réponse . Il se retourna vers la porte ouverte de la chambre et dédia un grand sourire à la purée de pois aux couleurs diffuses qu'il avait devant les yeux .

''C'était mignon de dire ça,'' lança-t-il de nouveau . ''Mine de rien tu es très content de m'avoir retrouvé . Même si tu le dis pas, c'est pas grave, je le sais et ça me fait très plaisir .''

L'aubergiste se précipita visiblement dans la crainte d'une quelconque catastrophe avec l'homme-qui-se-jetait-dans-les-murs ; Stan commençait déjà petit à petit à se faire une jolie réputation, sans s'en apercevoir naturellement ; il répéta sa requête le plus aimablement du monde, et on lui assura qu'on avait de quoi y satisfaire . Un jeune garçon fut envoyé cueillir quelque chose dans le jardin derrière l'auberge et quant à Athelstane, il regagna ses quartiers, au grand soulagement de l'aubergiste qui l'avait regardé vaciller en avant une fois ou deux, presque au point de basculer .

''Voilà, quelqu'un va nous en apporter !'' assura-t-il en se repérant jusqu'à son ami . Il se doutait qu'il avait l'air un peu pitoyable, comme un petit enfant qui doit se tenir aux meubles pour se déplacer, mais sournoisement il était prêt à jouer là-dessus et sur la fatigue palpable dans la voix d'Ismael, pour s'approcher sans éveiller la méfiance . Ses mains tâtonnèrent sur le lit tandis qu'il s'asseyait à ses côtés, le visage tourné vers le plafond, innocent comme la taupe qui vient de naître ; il rencontra son visage et comme à son habitude en suivit les contours du bout du doigt .

Le silence aurait pu avertir Ismael que quelque chose n'était pas normal ; mais il n'aurait sans doute pas eu le temps de réagir ... dans un mouvement délicat mais rapide, il se pencha, posant sa paume à plat sur la joue d'Ismael tandis que ses lèvres venaient toucher les siennes . Avant, il était déjà très heureux de leur présence dans la même pièce et de tout ce qu'ils partageaient ; mais il fut instantanément paralysé par un redoublement d'euphorie qui fit cogner son coeur contre ses côtes . Il attendit qu'il se passe quelque chose, mais il ne pouvait plus imaginer que ce soit quelque chose de mauvais . C'était bien ce qu'Ismael venait juste de dire, non ?

Ismael avait fermé les yeux pendant un moment, le temps que Stan finisse de parler avec l’aubergiste. Il somnolait à moitié alors qu’il entendait son ami revenir vers lui et s’installer sur le lit à ses côtés, il sentit sa main sur son visage et n’y prêta pas grande attention. Stan avait toujours eu besoin de contact tant que celui-ci s’abstenait de contact plus… Ismael rouvrit les yeux presque aussitôt après avoir sentit le contact des lèvres de Stan sur les siennes. Il y eut un flottement où la surprise le paralysa puis il se reprit assez vite et posa ses mains sur les épaules de Stan pour le repousser, amorçant un mouvement de recul en même temps.

" Arrête !"

Comme à l’accoutumé, il n’avait pas élevé la voix mais c’était montrer ferme sur la chose. Le marin regardait son compagnon avec un froncement de sourcil mais contrairement à d’habitude, son mécontentement était tourné vers lui-même. Il remerciait le ciel que Stan ne puisse pas lire en lui, il déglutit mal à l’aise et se leva pour s’assoir sur le rebord de la fenêtre aussi nonchalamment qu’il l’aurait fait un autre jour. Ses yeux se posèrent sur la rue qu’il regardait sans la voir, il savait que le tremblement de sa main n’était pas du au manque de sommeil, ni vraiment à la nervosité et à vrai dire il préférait ignorer savoir ce que c’était. Cela le mettait encore plus mal à l’aise que de le savoir. C’était une mauvaise chose et il ne risquait pas de revenir là-dessus, du moins il le croyait.

Ismael se sentait déchirer entre ses principes et le fait de savoir que cela pouvait blesser Stan chaque fois qu’il le repoussait comme il venait de le faire. Alors qu’il se perdait dans des réflexions qui n’aboutissaient nulle part, on vint frapper à leur porte ce qui le fit sursauter. Il alla ouvrir et récupéra la corbeille de fruit qu’un jeune garçon d’une douzaine d’année lui tendit, puis il alla les poser sur la petite table.

" Tu veux manger ?"

Le marin n’avait plus du tout faim mais la chaleur l’assommait réellement, il se résolut à retourner s’allonger sur le lit auprès de son compagnon. Ismael s’assit sur le bord du lit et resta un instant dos à Stan.

" Je ne peux pas faire ça !"

Bon, c'était pas la mort non plus, Athelstane avait pu rêver pendant une demi-seconde . Il se recula vivement en entendant Ismael protester et baissa les yeux avec une expression désolée, cherchant une tirade dans laquelle partir pour détourner leurs esprits de ce regrettable écart de conduite . Se justifier ne servirait à rien et ne mènerait qu'au conflit ; il avait juste envie de s'excuser et de réclamer un câlin de réconciliation comme un gamin mais quelque chose lui disait que ça ne passerait pas non plus . Il avait besoin de parler avec Ismael et de le toucher pour rester en contact avec lui, puisque le contact visuel leur faisait défaut ... Il se sentit prisonnier et malheureux de ne pas oser recourir à ces dernières passerelles entre eux, et pour la première fois laissa naître un instant dans son esprit un sentiment d'injustice envers ce mauvais camarade qui ne comprenait pas combien il en avait besoin .

Machinalement, il prit un fruit qu'il n'arriva pas à reconnaître, ce qui l'agaça profondément . C'est presque en criant qu'il répondit à l'affirmation auto-persuasive d'Ismael, qui venait de rétablir la conversation et de libérer tout ce qu'il gardait en lui et n'osait pas dire auparavant . ''Mais bien sûr que tu peux ! Tout le monde peut ! Tu m'aimes pas, c'est tout !''

Les mots qui se bousculaient s'étranglèrent dans sa gorge et jetant le fruit qui sonna contre le parquet, il prit son visage dans ses mains, recroquevillé et frissonnant comme s'il s'attendait à prendre une correction d'un instant à l'autre . Il s'en voulait encore plus, attaquer ce pauvre Ismael pour leur situation déjà difficile n'arrangerait rien et il s'était promis de ne jamais lui en faire le reproche . L'émotion de le retrouver n'avait pas pu effacer le ressentiment inconscient de l'avoir perdu, c'était aussi simple que ça . Athelstane fit un effort pour se détendre et reprendre son sang-froid, et se tourna vers Ismael qui lui tournait le dos . Il ne savait pas quoi faire, son propre éclat d'amertume l'avait désemparé . Ce n'était pas ainsi qu'il voulait être avec son Ismael, il fallait qu'il lui demande pardon sinon il n'en dormirait pas de la nuit . Prudemment, il avança une main et la posa sur son épaule, en disant d'une petite voix :

''Je suis désolé . Tu sais que tu ne dois pas faire attention à ce que je dis . Je suis un idiot, mais tout ce que je veux, c'est rester avec toi . Dis, tu m'en veux ?'' Il se rapprocha doucement et passa ses bras autour du cou de son ami en posant sa tête dans le creux de son épaule . Il avait terriblement envie de lui embrasser la joue mais en signe de bonne volonté il s'en abstint .

Ismael le laissa s’accrocher à son cou et le serra contre lui, bien sûr il avait été surpris de l’entendre crier. Stan avait toujours été patient jusque là, il comprenait que ce n’était pas une chose facile que d’être avec lui. Ismaël le savait, non seulement il ne parlait pas mais il n’était pas non plus très tactile, en fait il était très peu expressif et il comprenait que Stan se sente un peu perdu. Cependant, il avait toujours était clair dès le départ sur le fait que la façon dont vivait Stan n’était pas du tout la sienne, il s’en sentait incapable mais pire que tout ceci il se sentait plus incapable encore de réprimer les sentiments qui apparaissaient en lui.

Le marin se détacha de son ami lentement et regarda son visage comme s’il ne l’avait jamais vu auparavant, quatre ans sans lui et il se rendait compte à quel point cela lui avait semblé une éternité. Il eut une moue désapprobatrice l’espace d’un instant mais il ne savait pas si c’était l’attitude persévérante de son ami qui était en cause ou son état de mal aise et en même temps de… à vrai dire, il ne savait pas ce que c’était réellement, il n’avait jamais connu ça avant. Sa main passa machinalement sur la joue de Stan pour aller se perdre dans ses cheveux, il l’attira un peu vers lui et posa son front contre le sien et ferma les yeux. Ismael se mordit fortement l’intérieur de la lèvre inférieur et fronçait légèrement les sourcils, il ne savait pas quoi lui répondre mais rester muet était sa spécialité le contraire aurait été plus étonnant.

Stan apprécia grandement l'effort de son ami et l'importance du sentiment inexprimé qui devait le lui inspirer . Son intime conviction n'avait jamais fait que se renforcer durant tout le temps qu'ils avaient partagé : un jour, ils seraient heureux ensemble, et rien qu'à le savoir quelque part il l'était déjà . Depuis leurs retrouvailles il y avait comme un doute intolérable, instillant dans son âme l'idée que cette douce impression n'ait été qu'un rêve . Mais à présent il était certain de nouveau de sentir reprendre leur lente progression vers ces îles de la liberté qui les attendaient quelque part . Sa main se posa sur le dos de son ami qu'il se mit sans y prendre vraiment garde à caresser doucement, dans un geste qui se voulait réconfortant mais qui dérivait vers des eaux plus dangereuses ; il se mit rapidement à parler afin de reprendre le contrôle de son coeur battant .

''Tu ne m'en veux pas, n'est-ce pas ? Je n'aurais pas dû dire ce que j'ai dit, je sais que ce n'était pas vrai,'' lui assura-t-il en s'accrochant à peine plus sagement à ses mains, et en jouant à entrelacer leurs doigts, appuyant son propos de légères pressions amicales . ''Peut-être que de temps en temps j'ai l'air de me plaindre, mais tout ce que je fais, je le fais parce que je t'aime beaucoup .'' Il avait ajouté le dernier mot avec un temps de retard mais ils n'en étaient plus à ça près ... ''Je te promets que tout ira bien ; ça sera comme tu as dit, il ne pourra rien nous arriver de mal . Tu dois avoir confiance, Ismael . Et aussi, je te promets, tu es exactement comme je voulais te retrouver ... je voudrais bien voir encore un sourire, moi !'' réclama-t-il en repassant sa main sur la nuque de son ami, puis la courbe de la mâchoire jusqu'à effleurer les lèvres . Il avait le droit de faire ça, surtout qu'ils n'étaient que les deux pour le moment ...

Comment pouvait-on lui demander de garder ses distances alors qu'il était si ému ? Il n'attendit pas de se laisser aller à un écart cette fois, et d'être repoussé ... comme quoi ça ne lui était pas si indifférent qu'il voulait bien le prétendre . Il fit mine d'avoir soif - comme si Stan pouvait avoir soif d'avoir trop parlé - et s'écarta légérement pour tâtonner à la recherche d'autre chose de mangeable . Il tomba sur une grenadelle et dut utiliser son couteau pour l'ouvrir, activité qui avait déjà considérablement marqué ses mains où était inscrite la longue liste de tout ce qu'il avait dû toucher pour se repérer ou tout simplement pour le plaisir . Pour ce faire, il fut bien obligé de lâcher Ismael, mais s'adossa à lui pour s'asseoir, comme s'il ne supportait pas de perdre tout contact avec lui . Il leva un bras pour lui passer la moitié du fruit par-dessus son épaule, puis essuya le sang qu'il avait au bout du doigt sur sa chemise . Elle commençait à être aussi sale que ses paumes étaient marquées, à cause de cette mauvaise habitude . Cela lui rappela un détail ; il voulait s'occupper d'Ismael, c'était le but de sa vie et l'avoir récemment reformulé l'encourageait dans ce vice familier .

''Tu as chaud,'' remarqua-t-il en penchant la tête en arrière, la bouche pleine, ''même avec les volets fermés il fait une vraie fournaise dans cette chambre ! Je pense que tu ne veux pas marcher à travers tout le port plein de soleil pour trouver une baie abritée et à l'ombre, mais on devrait au moins te trouver un baquet d'eau pour tremper tes pieds en attendant que ça passe . Avant tu profitais des moindres escales pour te reposer correctement, prendre un bain et des luxes comme ça,'' sourit-il tendrement en se redressant avant de s'étouffer avec sa nourriture - il y avait des choses que Stan ignorait, mais il savait quand même qu'on ne mange pas la tête à l'envers impunément, par expérience personnelle faut avouer - pour immédiatement revenir se pendre au cou d'Ismael, câlin et bavard comme un chat qui veut sa pâtée . ''Et voilà, au lieu de ça tu es obligé de t'occupper de moi . La moindre des choses c'est que je te rende ma compagnie la moins désagréable possible,'' le taquina-t-il d'une voix faussement timide, ''et puis moi, la chaleur ne me dérange pas . Tu n'as qu'à décider, et je m'occuppe de tout ...'' Il n'arrivait pas à se concentrer assez longtemps sur le dérangement qu'elle lui occasionnait, c'était plutôt ça . Sinon, en arrivant sous les tropiques, il avait fait sa part de syncopes en courant sans se protéger la tête sur le pont du navire, comme tout un chacun .

Ismael prit le fruit que lui tendait son ami, cela suffirait à lui remplir l’estomac et à étancher sa soif mais il n’avait pas chaud à cause du temps. Il le savait mais cela comme tout le reste il refusait de se l’avouer, sentir Stan contre lui était comme une sorte de torture pour son esprit et pour son corps. Il sentait son cœur battre à tout rompre et craignait que son ami s’en rende compte, mais à l’extérieur le marin gardait son visage habituel et espérait bien que son corps tout entier ne montrait pas de réels changements.

Il eut un léger soupir sans vraiment comprendre ce que cela signifiait, c’était comme s’il était soulagé d’une chose qui n’était pas venue. Il se laissa tomber en arrière sur le lit entraînant son compagnon dans sa chute, il se remit à manger sa moitié de grenadelle qui dégoulinait par moment sur le coin de ses lèvres.

" Non ça ira ! J’ai juste un peu sommeil !"

Ismael avait vraiment besoin de dormir mais en même temps il avait une peur soudaine qui lui prenait le ventre, son bras libre alla se poser sur le torse de Stan. Il voulait sentir son cœur et ferma les yeux dérivant lentement vers un sommeil profond et sans rêves, un dernier soupir s’échappa de ses lèvres alors qu’il s’endormait. Sa main laissa échapper le fruit qu’il tenait encore quelques instants plus tôt pour aller rouler sur les draps et les tacher de rose.

Le jeune homme transpirait déjà comme si le fait de s’endormir déclenchait un système d’humidification afin de le rafraîchir, son corps était ruisselant et trempait la chemise qu’il n’avait pas pris le temps d’enlever. Sa respiration était régulière et semblait même paisible, sa main s’était refermé un peu plus sur la chemise de Stan.

''Mon pauvre Ismael,'' sourit tendrement Stan en se penchant sur son visage endormi . Il le voyait assez bien, de tout près comme ça, et le regarda un moment sans rien dire en caressant son front . Il avait du mal à ne pas du tout parler, et avait tendance à chantonner mais il s'en abstint pour cette fois ; il ne voulait surtout pas le réveiller . En revanche, lorsqu'il savait que son compagnon ne pouvait pas l'entendre, il avait eu jadis cette habitude de lui parler comme il ne s'autorisait pas à le faire dans une conversation ; il prenait naturellement garde à ce que personne d'autre n'entende, et il se disait qu'Ismael lui en aurait donné l'autorisation du moment qu'il ne cherchait pas à le tourmenter ou à le tenter . C'était juste un petit plaisir innocent et une sorte de réparation en échange de sa patience de la journée . ''Tu sais que tu es encore plus mignon quand tu dors,'' murmura-t-il d'une voix à peine audible . C'était merveilleux de retrouver ces habitudes-là ...

''On va t'enlever ça, mon pauvre chéri, tu vas attrapper une fièvre si ça continue et je m'en voudrai jusqu'à la fin de mes jours,'' continua-t-il à murmurer en défaisant prudemment les attaches de la chemise . ''Comment veux-tu te reposer correctement dans cet état ... laisse-moi t'aider .'' Avec mille précautions, il le débarrassa de son vêtement et, comme pour apaiser la fièvre, posa sa main à plat sur son torse qui se soulevait avec régularité . Son sourire à le contempler avait maintenant quitté son visage ; il ne semblait plus très à l'aise lui non plus, et commençait à se trouver des airs de voleur ; en revanche ses yeux de brillants étaient devenus étincelants . Il se pencha doucement et ses lèvres retrouvèrent le contact de sa peau ; l'idée de l'interdit le faisait frissonner de crainte et d'excitation, il se rappelait d'avoir dormi serré contre Ismael et d'avoir posé la tête sur son coeur, mais jamais d'y avoir posé ses lèvres . ''Tu as le goût du sel, mon trésor ... et ici tu es sucré,'' continua-t-il tout doucement en allant lécher imperceptiblement, du bout de la langue, les traces du jus de fruit qui brillaient sur son menton, puis sur ses lèvres .

''Je pourrais me nourrir exclusivement de toi pour le restant de mes jours . Est-ce que je peux te dire que je t'aime ? Oh, merci, j'en avais envie justement ... Je t'aime, Ismael ...'' Suivant son habitude, il se réfugia dans ses bras mais c'était tellement différent qu'il avait le sentiment d'avoir une attitude coupable, quoi qu'il fasse . ''Excuse-moi, j'ai chaud moi aussi,'' dit-il comme si prévenir l'autre qui dormait pouvait le dédouaner de toute responsabilité . Il se rassit, retira sa propre chemise et s'accrocha de nouveau au cou d'Ismael, qu'il embrassa à la dérobée avant d'essayer de dormir . Comment pouvait-il dormir dans ces conditions ? Athelstane malgré ses efforts gardait les yeux grands ouverts .

Ismael avait relâché la pression en plongeant complètement dans un sommeil profond, aussi son corps ne résista pas une seconde lorsque Stan lui retira sa chemise. C’était sans doute la meilleure idée qu’il ait eu, la transpiration commençait à coller la chemise à sa poitrine et ne le laissait pas très à l’aise. Peu de temps après s’être endormi, Ismael commença à avoir de légers soubresauts dû au relâchement de ses muscles et son sommeil était légèrement perturber par des rêves qui mettaient du temps à se manifester et dont il ne gardait aucun souvenir conscient au réveil. Le marin ne délirait pas et ne bougeait presque pas, cela faisait déjà plusieurs mois qu’il dormait dans cette situation mais cette fois c’était différent avec Stan à ses cotés.

Il l’avait dit et le pensait, que pouvait il leur arriver de mal ? Ensemble, ils ne craignaient rien ! Ismael se tourna vers la chaleur du corps qui se trouvait à ses cotés et posa un bras possessif autours du torse à ses côtés. Ismael se sentait bien, en sécurité d’une certaine façon mais quelque chose troublait son sommeil, une sensation qui ne lui était pas inconnu mais dont il n’arrivait plus à retrouver l’origine.

L’homme eut un soupir dans son sommeil, puis sa respiration s’accéléra légèrement alors que sa bouche était à présent à demi ouverte. Il avait soif, il sentait qu’il avait la gorge sèche, l’air commençait même à la lui brûler. Sa langue passa sur ses lèvres instinctivement pour éviter qu’elle craquèle et ne se fende comme cela lui arrivait bien souvent.

Ses yeux finirent par s’ouvrir de moitié, ne faisant pas attention à l’endroit ou la position dans laquelle il était, le jeune homme chercha une cruche d’eau du regard. Mais la fatigue l’emportait sur lui, et il reposa sa tête sur le lit pour se rendormir presqu’aussitôt avec cette même gorge sèche. Il change a de position encore deux ou trois fois avant de se retrouver avec une des jambes de Stan entre la sienne, le corps à moitié sur celui de son ami et une main était venuse perdre dan ses cheveux.

De son côté, Stan toujours attentif au moindre symptôme avait commencé à s'inquiéter en sentant le dormeur s'agiter ... à vrai dire il était légérement angoissé à l'idée qu'il se réveille . Il avait beau se répéter qu'il ne faisait rien de mal, il n'avait surtout pas envie d'être poussé de côté surtout qu'ensuite il savait très bien qu'Ismael s'en voudrait . Mais les yeux de son compagnon restèrent fermés, ses cils paisiblement posés sur ses joues sous les doigts curieux du quasi aveugle qui portait sans cesse la main à son visage pour s'en assurer . Il ne cessait de lui murmurer des mots doux en secret : ''Chut, repose-toi, je suis là, tout ira bien'' et ainsi de suite . Toutefois, il voyait bien qu'Ismael se tournait et se retournait de plus en plus . Cela commençait sérieusement à le perturber à son tour mais il ne faisait pas un geste pour le réveiller . Bizarrement, les choses lui paraissaient plus simples comme ça, même s'il aurait été bien en peine d'expliquer pareil raisonnement . Il sourit quand Ismael finit par se coller à lui pour trouver enfin une position qui semblait lui apporter le confort recherché . Lui qui peinait tellement à trouver ses mots, inconsciemment il lui faisait là un des plus beaux compliments que Stan ait pu attendre de lui, et qui lui méritait tous les mots d'amour du monde . Sans compter qu'ils se trouvaient ainsi plus emmêlés et proches l'un de l'autre que Stan n'aurait osé le faire survenir de lui-même . Puisque c'était Ismael qui s'était placé ainsi dans ses bras, tout seul et de son plein gré, c'est qu'il n'y avait rien de mal là-dedans . Extrêmement soulagé, Stan se laissa aller à un élan instinctif dont il se serait bien gardé quelques instants plus tôt seulement, et fut ravi de constater que pour cette fois, Ismael était tout à fait détendu et ne se crispait aucunement sous ses mains . Au contraire, il ne pouvait être sûr de rien mais il lui semblait que son corps du moins appréciait plutôt le glissement insinuant de leurs chairs l'une contre l'autre, et la lente évolution de ses caresses au long de son dos .

Une idée un peu tordue s'insinuait peu à peu dans son esprit : c'était encore très confus mais cela se terminait de toute évidence par l'expression ''mettre devant le fait accompli''. Il y avait là-dedans des airs de trahison qui révoltaient la loyauté profonde de sa nature simple . Mais en réfléchissait bien, il trouvait que c'était le genre de risque à prendre sans tergiverser, dans la mesure où les intérêts d'Ismael étaient en tout point les mêmes que les siens . Il se répétait que si son ami se mettait en colère contre lui ou considérait effectivement son comportement comme une trahison, il aurait le coeur brisé . A vrai dire, il ne supportait pas d'y penser, et se laissa volontairement griser par l'instant . En voyant la langue d'Ismael passer sur ses lèvres, il se rappela soudain qu'il adorait le sucre et la sienne alla ''accidentellement'' la rejoindre . Il éprouvait des fourmillements au bout des doigts ; quand un voleur tombe sur un trésor, il n'est plus en mesure de se poser certaines questions existencielles .

''On n'a pas idée de dormir avec ça,'' chuchota-t-il d'une voix espiègle en défaisant tout doucement la ceinture qui depuis quelques instants présentait un barrage à l'errance de sa main . Sa conscience lui adressait de véhéments hurlements d'indignation mais son esprit restait sourd ; il ne pouvait écouter que cette petite voix insistante qui lui répétait depuis tout à l'heure : Ismael ne va pas très bien, il faudra bien qu'un de vous deux se décide et si tu le fais à sa place il te sera reconnaissant, même si sur le moment il se fâche, et même dans le pire des cas s'il ne l'avoue jamais ... C'était cette conviction qui motivait les gestes de Stan, de sorte qu'il se refusait plus ou moins à tirer un quelconque plaisir de cette situation dérangeante ; cependant la proximité du corps qui reposait sur le sien ne pouvait le laisser totalement insensible . Il tâcha d'ignorer ce paramètre et de se concentrer sur la réciproque . La ceinture alla rejoindre la chemise à la tête du lit, et il poursuivit sa découverte de territoires inexplorés qui étaient sans doute bien mieux à l'air libre que sous cette étouffante barrière de tissus . Il ne voyait pas Ismael, mais il ne cessait de lui répéter avec émerveillement combien il le trouvait beau, de plus en plus beau au fur et à mesure de ses tâtonnements ; en passant au-dessous de la ceinture il se tut . Les joues en feu, il était trop occupé à se faire des marques de dents dans la lèvre inférieure .