En manque d'équipage

La moindre des choses que l'on puisse dire, c'était que Guillaume était de mauvaise humeur. Lui qui passait presque sa vie en mer, se retrouvait dans l'obligation de rester à terre ou, tout du moins, de ne pas prendre le large. Pas que son bateau soit abîmé, loin de là! Mais il lui manquait une bonne partie de son équipage. Et certains postes devaient absolument être comblés pour ne pas mener les rescapés à une mort plus que certaine s'ils venaient à croiser ne serais-ce qu'une petite tempête.

"Et moi qui n'aime guère recruter..."

Car le recrutement était d'un ennuyeux! Mais bon, quand il faut, il faut! Maintenant, restait à espérer que quelqu'un se présente et qu'il ne doive pas faire le tour de tout les endroits où des hommes saouls étaient susceptibles de bien vouloir s'engager. Car, après tout, c'était surtout de bras qu'il manquait. Former les gens, ça n'était pas si compliqué si on savait se montrer suffisemment ferme.

Anne-Pierre de Saint-Caast était embêté. Ses commis lui avaient rapporté que l'équipage du capitaine Truchot, fraîchement arrivé à Madagascar pour courir après son fils, n'était toujours pas complet après plusieurs jours de recherche et d'alléchantes propositions. Pourtant, Sainte-Marie hébergeait de nombreux marins en quête d'embauche... Ce qui gênait le plus Anne-Pierre, c'était que si l'ombrageux marin venait à se vexer de ce manque d'enthousiasme de la part de la faune du port, il pourrait en venir à supprimer la récompense promise pour la tête du jeune Alucard. Ce qui ôterait une grande partie de l'intérêt de la chasse pour les marins de la CIO. Et ce serait à Saint-Caast de payer les pots cassés en offrant de sa poche un supplément de prime pour les corsaires qui ramèneraient Astarloa (et Truchot fils).

Il sortit sur le port afin de parler à Truchot. Il avait besoin de savoir ce que le capitaine comptait vraiment offrir en échange de la tête de son fils. Truchot avait parlé de 15 000 livres tournois, aussi Saint-Caast en avait-il proposé 5 000 de moins à Khenti afin de se ménager une marge de négociation. Mais il fallait voir si Truchot était toujours d'accord, voire même s'il accepterait de proposer davantage pour attirer le chaland.

Saint-Caast aperçu le bateau du corsaire, amarré au bout de la jetée. Presque personne ne se pressait aux alentours, comme il arrivait d'habitude autour des navires en pleins préparatifs. Il aperçu à contre-jour sur la dunette une imposante silhouette accoudée à la lisse. Il reconnut le capitaine Truchot et lui lança depuis l'échelle de coupée:

"Bien le bonjour, Monsieur Truchot. Je viens aux nouvelles. Qu'en est-il de votre équipage? J'ai aperçu en chemin des affiches posées par le capitaine O'Brien, annonçant ses offres de recrutement. Je doute du bien-fondé de cette démarche, vu que presque personne sur cette île, et surtout pas les marins, ne sait lire. Mais l'idée des dessins au bas de ces feuillets, qui aident à comprendre l'idée d'O'Brien quant à sa recherche de membres d'équipage, sont assez clairs. Peut-être pourriez-vous l'imiter? Mais vous vous y connaissez mieux que moi en matière de recrutement. A vrai dire, je suis surtout venu vous parler de votre fils. Auriez-vous un moment à m'accorder?"

Guillaume fut brusquement sortit de ses pensées par une voix s'adressant à lui. N'ayant pas reconnut la personne tout de suite, sa première réaction fut de pousser un grognement mécontent. Mais quant il vit Anne-Pierre sur l'échelle de coupée, il se calma quelque peu. Avec un peu de chance, il lui apporterait une bonne nouvelle! Malheureusement, son espoir fut de courte durée. Vu la façon dont il s'adressait à lui, il doutait que ça lui plaise.

"J'ai un moment, en effet. Mais a voir la façon dont vous abordez le sujet, cela ne doit pas être une bonne nouvelle, n'est-ce pas?"

Tout en parlant, Guillaume avait rejoint Anne-Pierre, ne sachant pas s'il se sentait à l'aise sur un bateau ou non. Durant un instant, il dévisagea l'homme qui se trouvait en face de lui. Il ne l'appréciait pas particulièrement mais, quitte à devoir discuter avec quelqu'un, c'était encore à lui qu'il préférait avoir à faire. Sans doute pour sa discipline? Toujours est-il qu'il reprit la parole en premier, tentant de deviner la raison de sa venue.

"Mon fils n'a toujours pas été capturé? S'il a vraiment rejoint cette canaille d'Astarloa, cela ne m'étonne guère..."

Guillaume ne put retenir un soupir exaspéré, attendant une réponse de la part d'Anne-Pierre.

Saint-Caast se demanda quel ton adopter pour à la fois ne pas trop mécontenter le marin et le préparer à une possible rallonge de prix. Il finit par aller droit au but.

"Je suis désolé de vous voir si peu nombreux sur votre bateau. Vous ne pourrez pas partir à la recherche de votre fils aussi vite que vous le souhaiteriez. Hélas, il m'a été confirmé qu'Alucard a été aperçu sur le navire de Karim Astarloa. Apparemment il n'a pas été ravalé au rang d'esclave croupissant à fond de cale. Donc on peut raisonnablement penser qu'Astarloa ne connaît pas les origines de votre fils. Sinon je ne vois pas pourquoi il l'aurait admis sur son navire... A moins que votre fils ne lui ai prouvé son total rejet des activités de la CIO, et, partant, de sa famille... en se comportant en pirate exemplaire. En tous les cas nous n'aurons pas plus de nouvelles tant que les vaisseaux corsaires n'auront pas commencé à lui donner la chasse. Astarloa reste pour l'instant introuvable. Et il en va de même pour votre fils.

J'ai parlé à mes capitaines de la rançon que vous aviez promise si on vous ramenait votre Alucard. Vous m'aviez dit que vous offririez 15 000 livres à qui vous apporterait sa tête. Mais j'imagine que vous le voulez plutôt vivant, non ? En outre, je connais les capitaines au service de la CIO. Leur seule motivation à part l'aventure, c'est l'argent. Il est fort probable que l'un d'eux vienne très prochainement me voir afin de marchander une plus grosse somme. Maintenez-vous 15 000 livres comme récompense finale? Juste pour que je sache arrivé à quel niveau je devrai stopper les négociations."

Guillaume laisse un long soupir lui échapper. Ainsi donc, quinze mille livres n'étaient pas suffisantes pour ramener un gamin sans qu'il soit trop malmené? Rah! Et dire qu'il ne pouvait même pas aller le chercher lui-même! Sinon, il aurait déjà traîné Alucard avec lui depuis bien longtemps! Et par la peau des fesses s'il l'aurait fallu!

"Bien..."

Distraitement, il se passa une main sur le visage, quelque peu las. Ce genre de course à l'homme, ça n'était pas de son âge. Enfin... Quand il s'agissait de les organiser! Parce qu'y participer, ça, il n'avait pas de problèmes.

"S'il est en suffisamment bon état, j'accepte de monter jusqu'à trente mille. Passé cette somme, je ne donnerais pas un penny de plus. Cela vous convient-il?"

Guillaume poussa un soupir ennuyé. Si cela ne suffisait pas à lui ramener son fils, que faire? Parce que sans équipage, il ne pouvait même pas se lancer à ses trousses. Pourtant, ça n'était pas l'envie qui lui en manquait, loin de là!

"Par contre, vous avez bien fait de venir me l'annoncer vous-même. Une autre personne, je l'aurais étripée sur place..."

Anne-Pierre sourit intérieurement à la remarque du capitaine. Il songea qu'être étripé par Truchot ne devait vraiment pas être agréable, et remerciait son intuition qui lui avait fait éviter ce genre de... désagréments au personnel déjà déclinant de la CIO.

"Je vais faire de mon mieux pour empêcher la somme de monter trop haut. Si les corsaires s'engagent à récupérer votre fils pour moins de 30 000 livres, je ne leur laisserai pas de pourboire... En attendant j'espère que vous allez pouvoir bientôt prendre la mer. J'ai fait savoir à tous les employés de la CIO que vous recrutiez, et leur ai demandé d'avertir les recrues potentielles. Je ne doute pas que vous soyez mieux qualifié pour retrouver votre fils que des corsaires qui ne le connaissent pas. D'ailleurs, si je puis me permettre... pourquoi votre fils s'est-il retourné contre la Compagnie qui emploie son père? Loin de moi l'idée de vouloir me mêler d'affaires familiales, mais peut-être y aurait-il là un indice pour orienter les recherches des marins de la CIO?"

"Eh bien... Ces derniers temps, il se montrait particulièrement indiscipliné, alors je le grondais souvent. Je ne pense pas qu'il appréciait, mais c'était nécessaire. D'ailleurs, en combat, il devient intenable dès qu'il parvient à blesser son adversaire. Lorsqu'il en parle, on le jurerait amoureux! Et j'avoue que ce genre de passion pour le sang me répugne, je le lui ai reproché plus d'une fois. Maintenant, ce qui, a dut le décider, c'est une petite anecdote. Sa mère était pirate et il semble m'en vouloir de l'avoir livrée à la Compagnie des Indes, comme mon devoir l'exigeait."

La vérité, qu'il avait lui-même fini par oublier à force de se mentir, c'était qu'il l'avait fait à contre-coeur.

Saint-Caast ne laissa, comme à son habitude, rien transparaître de ses émotions. Mais il comprenait un peu mieux pourquoi le garçon avait quitté son père si précipitamment... et avec autant de rage. Anne-Pierre était partagé entre la surprise de découvrir que la mère du fils du respectable capitaine Truchot, un des plus grands marins de la CIO, était en réalité pirate; une certaine incompréhension mêlée de gêne à l'idée qu'un homme ait pu livrer la mère de son propre enfant; et un léger sentiment de crainte en imaginant Truchot junior en monstre assoiffé de sang.

"Je n'ai pas d'enfants mais j'imagine bien que cela ne doit pas être facile tous les jours d'en élever. Je ne permettrais pas de juger votre conduite, vous avez vos raisons. Je vais faire ce que je peux pour motiver les marins de la CIO et les aider à retrouver votre fils. En attendant, je ne puis que vous recommander de prendre votre mal en patience... Et si jamais il vous revenait une idée qui pourrait nous aider, venez m'en faire part aux quartiers de la CIO. Une habitude d'Alucard par exemple, un moyen de l'attirer dans un piège, que sais-je... Bonne fin de journée, capitaine Truchot."